Le langage
Comme d'habitude, vous avez intérêt à archiver les fichiers dans un dossier ("Langage", par exemple).
Les langues sont le meilleur miroir de l’esprit humain.
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain
6.522 – Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.
7 – Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)
La tour de Babel
La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : “Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four.” Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. “Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre.”
Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam. “Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue, et c’est là leur première oeuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres !” De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c’est là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre, et c’est de là que le Seigneur dispersa les hommes sur toute la surface de la terre.La Genèse, XI 1-9, traduction de la TOB
D'après ce mythe, tous les hommes "se servaient de la même langue et des mêmes mots" : il n'y avait qu'une seule langue, celle des "les fils d’Adam". Puis certains voulurent "se faire un nom", c'est-à-dire se donner une identité, se distinguer des "autres", se replier sur soi. Il fallait un signe : faire "une ville et une tour dont le sommet touche le ciel". Dans le contexte biblique, cela revenait à vouloir imposer une domination universelle politico-religieuse babylonienne. Dieu, qui n'avait créé "qu’un peuple et qu’une langue", voit immédiatement le danger : "Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible !" Les limites originelles [faites le parallèle avec la "sagesse" grecque, comme le "Connais-toi toi-même", c'est-à-dire "estime tes limites, sache que tu n'es pas un dieu"] fixées par la Créateur étant franchies, Dieu lui-même est désormais en danger (pensez à la réaction de Zeus dans le mythe des Androgynes d'Aristophane dans le Banquet de Platon). "Brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres !". Si l'on "s'entend", on se comprend et on ne nuit pas aux autres ; sinon, l'état de guerre de tous contre tous (cf. Hobbes) est permanent, les hommes se dispersent et cessent d'être productifs à leur avantage ("ils cessèrent de bâtir la ville"), de jouir de la nature et de la maîtriser : ayant voulu se séparer de Dieu et rivaliser avec Lui — péché suprême —, ils sont amenés à retourner leurs forces contre eux-mêmes. Le nom même de Babel l'indique : s'il signifie Porte-des-dieux (Bab-ilani), ce mot est rattaché à la racine bâlal “confondre, troubler, brouiller.” Notons que Dieu est capable de déjouer les projets des hommes sans les écraser pour autant ; il les divise pour continuer à régner.
On voit ici la puissance du langage, pour le meilleur et pour le pire. Mais réfléchissez vous-mêmes sur les implications de ce mythe. Le langage n'est-il pas la condition de l'autonomie humaine ? S'il divise et oppose, lorsqu'il prend la forme de langues, ne permet-il pas également de réunir les hommes, ouvrant la voie à la discussion, au compromis, au contrat ? Si la guerre est due à l'impossibilité d'un accord, la paix (ou au moins la compréhension) ne repose-t-elle pas sur la possibilité d'un désaccord ? Alors, la diversité est-elle nécessairement un handicap ou au contraire un atout, et à quelles conditions ?
Le langage ne se fonde-t-il pas justement, dans sa structure même, sur des jeux d'oppositions réglées ? La signification n'en résulte-t-elle pas ? C'est ce que peu à peu la linguistique a compris, notamment grâce au Cours de linguistique générale du suisse Ferdinand De Saussure (années 1910). C'est peut-être l'essentiel de la problématique du langage, reprise par la sémiotique, l'ethnologie et bien d'autres sciences, y compris la biologie (cf. le code génétique). Là encore, la problématique classique fondée sur la catégorie de substance laisse la place à celle de relation, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents.
Voici quelques textes. Cette page sera très bientôt enrichie.
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Commentaire
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Platon | Platon_langage.rtf | Les noms doivent-ils ressembler à ce qu’ils représentent ? "Sklêrotês". |
Platon | Platon_Phedre.rtf | Usage de la parole au tribunal. Dangers de l'écriture (Theuth) |
Augustin | Augustin.rtf | Que nous enseignent les signes ? Ex. des sarabares. Etude du signe (ex. "temetum"). |
Descartes | Descartes.rtf | Langage et raison. Supériorité de l’homme sur la bête grâce au langage. |
Arnauld & Nicole, Leibniz, Kant | Definition_Arnauld-Nicole_Leibniz_Kant.rtf | Définitions de noms, définitions de choses (assez difficile : technique). |
Rousseau | Rousseau.rtf | Origine et fonction du langage. |
Hegel | Hegel.rtf | C’est dans les mots que nous pensons... Signe et symbole. |
Nietzsche | Nietzsche_Verite-et-mensonge-au-sens-extra-moral.rtf | La métaphore (assez long texte, essentiel). |
Bergson | Bergson.rtf | |
Merleau-Ponty | Merleau-Ponty.rtf | La parole. Préface de Signes. |
Lévi-Strauss & Charbonnier | Levi-Strauss_Charbonnier_Culture-langage.rtf | |
Textes non philosophiques, mais importants, même essentiels pour certains :
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Commentaire |
Hérodote | Herodote_Psammetique.rtf | Quelle fut la première langue ? |
Lévi-Strauss | Levi-Strauss_ecriture.rtf | La fameuse "leçon d'écriture" chez les Nambikwaras. |
Hitler & De Gaulle | Hitler_Mein-Kampf_Propagande_de-Gaulle.rtf | Comparez les méthodes des deux orateurs. N.B. Ce fichier est assorti d'un avertissement à lire attentivement. |
Von Frish & Benveniste | Langage-abeilles_VonFrish_Benveniste.rtf | Y a-t-il un langage des abeilles ? |
De Saussure*** | Saussure.rtf | Le B-A-BA de la linguistique. |
Benveniste | Benveniste.rtf | Nature du signe linguistique. |
Martinet | Martinet.rtf | La "double articulation" du langage. Un grand classique de la linguistique. |
Jakobson*** | Jakobson.rtf | LE texte classique dont se réclament tous les schémas de communication. |
Austin | Austin_performatif.rtf |
Divers |
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Commentaire |
Un des "Entretiens avec Georges Charbonnier" sur France-culture en 1959. | Levi-Strauss_Charbonnier_06nov1959_L'objet-capture.mp3 | 10Mo. L'art est-il un langage ? Fonction de l'écriture. |
Ne-laissez-pas-le-danger-entrer-chez-vous.mp3 | Exemple d'usage du langage. Une propagande gouvernementale à injonction paradoxale : faire peur en disant qu'il faut avoir peur. Mais ne craignez rien, braves gens : heureusement, Big Brother est là, qui vous protège si bien... | |
Textes à méditer :
ARISTOTE, 384-322 av. J.-C.
Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme,
et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et
de même que l’écriture n’est pas la même chez
tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes,
bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les
signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi
les choses dont ces états sont les images.
ARISTOTE, De l’interprétation, 1, 16, a 5-10. Trad. J. Tricot, Vrin, 1969, p. 78-79
Brice PARAIN, 1942 [Aristote est-il platonicien ?]
Cet énoncé entremêle deux conceptions distinctes.
L’une, qui est le postulat proprement dit de la logique, et qui ne touche
qu’aux fonctions du langage, affirme que les mots ont le même sens
pour tous en dépit des diversités apparentes et qu’ils représentent
donc la réalité essentielle. Ce postulat nous attribue le droit
de raisonner sur les mots comme si nous raisonnions sur les choses. L’autre,
qui est une hypothèse mal approfondie sur la nature du langage, affirme
que les mots sont les signes valables (…) des états de l’âme
(…). Avec cette seconde assertion Aristote entend résoudre d’un
seul coup l’ensemble des problèmes posés par la dénomination
qui avaient si longtemps tourmenté Socrate et Platon. (…)
Comme il nous a dit que les mots ne sont pas justes par nature mais par convention,
nous devons penser qu’ils sont les produits de l’esprit humain,
ainsi que Proclus nous le rapporte. Toutefois, comme il nous dit aussi que les
mots sont les symboles des états de l’âme et que ces états
de lame sont identiques chez tous, nous devons nous figurer que ce qu’ils
nomment ce ne sont pas nos sensations individuelles, trop diverses et trop changeantes
pour leur assurer un sens universel et permanent, mais bien plutôt des
intuitions intellectuelles des essences, ce qui est dans la tradition platonicienne.
B. Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, coll. Idées, Gallimard, 1972, p. 69-70
LUCRÈCE
Quant aux divers sons du langage, c’est la nature qui
poussa les hommes à les émettre, et c’est le besoin qui
fit naître les noms des choses : à peu près comme nous voyons
l’enfant amené par son incapacité même de s’exprimer
avec la langue, à recourir au geste qui lui fait désigner du doigt
les objets présents. Chaque être en effet a le sentiment de l’usage
qu’il peut faire de ses facultés. Avant même que les cornes
aient commencé à poindre sur son front, le veau irrité
s’en sert pour menacer son adversaire et le poursuivre tête baissée.
Les petits des panthères, les jeunes lionceaux se défendent avec
leurs griffes, leurs pattes et leurs crocs, avant même que griffes et
dents leur soient poussées. Quant aux oiseaux de toute espèce,
nous les voyons se confier aussitôt aux plumes de leurs ailes, et leur
demander une aide encore tremblante.
Aussi penser qu’alors un homme ait pu donner à chaque chose son
nom, et que les autres aient appris de lui les premiers éléments
du langage, est vraiment folie. Si celui-là a pu désigner chaque
objet par un nom, émettre les divers sons du langage, pourquoi supposer
que d’autres n’auraient pu le faire en même temps que lui ?
En outre, si les autres n’avaient pas également usé entre
eux de la parole, d’où la notion de son utilité lui est-elle
venue ? De qui a-t-il reçu le premier le privilège de savoir
ce qu’il voulait faire et d’en avoir la claire vision ? De
même un seul homme ne pouvait contraindre toute une multitude et, domptant
sa résistance, la faire consentir à apprendre les noms de chaque
objet ; et d’autre part trouver un moyen d’enseigner, de persuader
à des sourds ce qu’il est besoin de faire, n’est pas non
plus chose facile : jamais ils ne s’y fussent prêtés ;
jamais ils n’auraient souffert plus d’un temps qu’on leur
écorchât les oreilles des sons d’une voix inconnue.
Enfin qu’y a-t-il là-dedans de si étrange, que le genre
humain, en possession de la voix et de la langue, ait désigné
suivant ses impressions diverses les objets par des noms divers ? Les troupeaux
privés de la parole, et même les espèces sauvages poussent
bien des cris différents, suivant que la crainte, la douleur ou la joie
les pénètre, comme il est aisé de s’en convaincre
par des exemples familiers.
LUCRÈCE, De la Nature, livre V, vers 1028-1070
PLOTIN (205-270)
L’âme est d’autant plus silencieuse qu’elle est davantage
une raison. Si elle emploie le langage, c’est par défaut.
Nous n’agissons qu’en vue du bien ; et nous agissons, non pour que
le bien reste en dehors de nous-mêmes et de notre possession, mais afin
de posséder ce bien comme résultat de notre action. Où
est-il alors ? Dans l’âme ; l’âme, par le circuit
de l’action, est donc revenue à la contemplation ; car, si
l’âme est une raison, que peut-elle recevoir en elle, sinon une
raison sans paroles, et d’autant plus silencieuse qu’elle est davantage
une raison ? Alors l’âme cesse de s’agiter ; elle
ne cherche plus rien, elle est comblée.
Quand nous apprenons, les notions ne doivent pas nous rester extérieures,
mais elles doivent s’unir à notre âme, jusqu’à
l’assimilation complète. L’âme, une fois qu’elle
s’est assimilé les notions et qu’elle est dans un état
correspondant aux notions, les formule et les manie ; elle comprend alors ce
qu’elle possédait dès l’abord ; en les maniant, elle
devient différente de ce qu’elle était, et, par sa réflexion,
elle voit ces notions comme des choses différentes d’elle-même ;
pourtant elle est elle-même une raison et en quelque sorte une intelligence ;
mais elle est une intelligence qui voit un objet autre qu’elle. C’est
qu’elle n’a pas la plénitude, et qu’elle est inférieure
au principe qui lui est antérieur. Cependant, elle aussi, elle voit sans
paroles ce qu’elle formule avec des mots (car elle ne formule pas par
des mots ce qu’elle n’a pas vu d’abord) ; mais, si elle
emploie le langage, c’est par défaut.
PLOTIN, Ennéades II, VIII, § 6, trad. Émile Bréhier, Les Belles Lettres, 1925, p. 160-161
SPINOZA
Pour comprendre ces deux choses, le Vrai et le Faux, nous
commencerons par la signification des mots, ce qui nous permettra de voir que
ce ne sont que des dénominations extrinsèques des choses et qu’on
ne peut les leur attribuer qu’en rhéteur. Mais, comme c’est
le vulgaire qui a d’abord trouvé les mots que les philosophes emploient
ensuite, il appartient à celui qui cherche la signification première
d’un mot de se demander ce qu’il a d’abord signifié
pour le vulgaire ; surtout en l’absence d’autres causes qu’on
pourrait tirer de la nature du langage. La première signification de
Vrai et de Faux semble avoir son origine dans les récits ;
et l’on a dit vrai un récit quand le fait raconté était
réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n’était
arrivé nulle part. Plus tard, les philosophes ont employé le mot
pour désigner l’accord d’une idée avec son objet ;
ainsi, l’on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme
elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une chose autrement
qu’elle n’est en réalité. Les idées ne sont
pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature
dans l’esprit. Et de là on en est venu à désigner
de la même façon, par métaphore, des choses inertes ;
ainsi, quand nous disons de l’or vrai et de l’or faux, comme si
l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même,
ce qui est ou n’est pas en lui.
SPINOZA, Pensées métaphysiques, première partie, chapitre VI, éd. R. Caillois, Bibl. de la Pléiade, Gallimard
John LOCKE, 1690
Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la société
sans une communication de pensées, il était nécessaire
que l’homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles
par lesquels ces idées invisibles, dont ses pensées sont composées,
puissent être manifestées aux autres. Rien n’était
plus propre pour cet effet, soit à l’égard de la fécondité
ou de la promptitude, que ces sons articulés qu’il se trouve capable
de former avec tant de facilité et de variété. Nous voyons
par là comment les mots, qui étaient si bien adaptés à
cette fin par la nature, viennent à être employés par les
hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison
naturelle qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines
idées (car, en ce cas-là, il n’y aurait qu’une langue
parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle
un tel mot a été fait volontairement le signe d’une telle
idée. Ainsi, l’usage des mots consiste à être des
marques sensibles des idées et les idées qu’on désigne
par les mots sont ce qu’ils signifient proprement et immédiatement.
Comme les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j’ose
ainsi dire, leurs propres pensées afin de soulager leur mémoire,
ou pour produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes,
les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate
signification que les idées qui sont dans l’esprit de celui qui
s’en sert, quelque imparfaitement ou négligemment que ces idées
soient déduites des choses qu’on suppose qu’elles représentent.
Lorsqu’un homme parle à un autre, c’est afin de pouvoir être
entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire
connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l’écoutent.
LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, 2, § 1, 2, trad. Coste, Vrin, 1972
John LOCKE, 1690
Les hommes sont portés à supposer qu’il y a une liaison
naturelle entre ces deux choses. Mais que les mots ne signifient autre chose
que les idées particulières des hommes et cela par une institution
tout à fait arbitraire, c’est ce qui paraît évidemment
en ce qu’ils n’excitent pas toujours dans l’esprit des autres
(lors même qu’ils parlent le même langage) les mêmes
idées dont nous supposons qu’ils sont les signes. Et chacun a une
si inviolable liberté de faire signifier aux mots telles idées
qu’il veut, que personne n’a le pouvoir de faire que d’autres
aient dans l’esprit les mêmes idées qu’il a lui-même
quand il se sert des mêmes mots. C’est pourquoi Auguste lui-même,
élevé à ce haut degré de puissance qui le rendait
maître du monde, reconnut qu’il n’était pas en son
pouvoir de faire un nouveau mot latin ; ce qui voulait dire qu’il ne pouvait
pas établir, par sa pure volonté, de quelle idée un certain
son devrait être le signe dans la bouche et dans le langage ordinaire
de ses sujets. À la vérité, dans toutes les langues, l’usage
approprie par un consentement tacite certains sons à certaines idées
et limite de telle sorte la signification de ce son, que quiconque ne l’applique
pas justement à la même idée parle improprement : à
quoi j’ajoute qu’à moins que les mots dont un homme se sert
n’excitent dans l’esprit de celui qui l’écoute les
mêmes idées qu’il leur fait signifier en parlant, il ne parle
pas d’une manière intelligible. Mais quelle que soit la conséquence
que produit l’usage qu’un homme fait des mots dans un sens différent
de celui qu’ils ont généralement ou de celui qu’y
attache en particulier la personne à qui il adresse son discours, il
est certain que, par rapport à celui qui s’en sert, leur signification
est bornée aux idées qu’il a dans l’esprit et qu’ils
ne peuvent être signes d’aucune autre chose.
LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, III, 8, trad. Coste, Vrin, 1972
Friedrich NIETZSCHE
Quand nous ne comprenons pas la langue que l’on parle autour de nous,
nous entendons peu et mal. De même s’il s’agit d’une
musique peu familière, de la musique chinoise par exemple. Bien entendre
consiste donc à deviner sans cesse et à compléter
les quelques impressions réellement perçues. Comprendre
consiste à imaginer et à conclure avec une rapidité et
une complaisance surprenantes. Deux mots suffisent pour que nous devinions une
phrase (en lisant), une voyelle et deux consonnes pour que nous devinions un
mot entendu, il y a même beaucoup de mots que nous n’entendons pas,
que nous croyons entendre. – Il est difficile de dire d’après
le témoignage de nos yeux ce qui est véritablement arrivé,
car nous n’avons cessé pendant ce temps d’imaginer et de
déduire. Dans la conversation, il m’arrive de voir l’expression
des interlocuteurs avec une précision dont mes yeux sont incapables ;
c’est une fiction que j’ajoute à leurs paroles, une traduction
des mots dans les mouvements du visage.
Je suppose que nous ne voyons que ce que nous connaissons ; notre
œil s’exerce sans cesse à manier des formes innombrables ;
l’image, dans sa majeure partie, n’est pas une impression des sens,
mais un produit de l’imagination. Les sens ne fournissent que
de menus prétextes, de légers motifs que nous développons
ensuite. Il faut mettre à la place de "l’inconscient"
l’imagination ; l’apport de l’imagination consiste
bien moins en raisonnements inconscients qu’en possibilités
éparses (quand par exemple le relief en creux se transforme en relief
en bosse pour celui qui le regarde).
Notre "monde extérieur" est un produit de l’imagination
qui utilise pour ses constructions d’anciennes créations devenues
des activités habituelles et apprises. Les couleurs, les sons sont des
fantaisies qui, loin de correspondre exactement au phénomène mécanique
réel, ne correspondent qu’à notre état individuel.
NIETZSCHE, La volonté de puissance, t. I, Livre II, § 110,
1881-82 (XII, 1re partie, § 69)
Wilhelm von HUMBOLDT, 1829
Quand dans l’âme s’éveille vraiment le sentiment que la langue n’est pas un simple instrument de communication visant à la compréhension réciproque, mais véritablement tout un monde que l’esprit, par le travail intérieur de sa propre force, doit nécessairement poser entre lui-même et les objets, alors l’âme est sur le vrai chemin d’avoir toujours plus à trouver dans la langue et de mettre toujours plus en elle.
Von HUMBOLDT, De la diversité des structures de la parole humaine et son influence sur le développement spirituel de l’espèce humaine, § 20
Kurt GOLDSTEIN, 1931
Dès que l’homme se sert du langage pour établir une relation
vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus
un instrument, n’est plus un moyen, il est une manifestation, une révélation
de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et
à nos semblables. Le langage du malade [aphasique] (…) manque totalement
de cette productivité qui fait l’essence la plus profonde de l’homme
et qui ne se révèle peut-être dans aucune création
de la civilisation avec autant d’évidence que dans la création
du langage lui-même.
GOLDSTEIN, L’analyse de l’aphasie et l’étude de l’essence du langage, in Essais sur le langage (présentés par J.C. Pariente, trad. G. Bianquis, Éditions de Minuit, 1969, p. 330
Georges MOUNIN
Une des conquêtes de la linguistique actuelle est d’avoir aperçu
et soigneusement distingué différentes fonctions du langage :
sa fonction de communication interhumaine immédiate, d’abord. Puis
une fonction expressive (ou émotive, chez quelques auteurs), celle par
laquelle le locuteur manifeste son affectivité, volontairement, à
travers ce qu’il dit grâce au débit, à l’intonation,
au rythme de ce qu’il dit. Puis encore, selon certains, une fonction appellative
(ou conative), distincte de la précédente, celle par laquelle
le locuteur cherche à provoquer chez son auditeur certaines tonalités
affectives sans les partager lui-même (cas du menteur, de l’hypocrite,
de l’acteur et de l’orateur qui jouent ou parlent "à
froid", cas du "chef", etc.). Puis encore une fonction (c’était
la première aperçue depuis les Grecs, mais elle n’est première
ni historiquement sans doute,(ni fonctionnellement) d’élaboration
de la pensée ; puis enfin une fonction esthétique (ou poétique).
Jakobson attribue même au langage une fonction métalinguistique,
celle par où le langage sert à parler du langage lui-même
(quand nous disons : "Napoléon est un nom propre", "Rouge
est un adjectif qualificatif", ou bien : "Le barracuda est un
poisson", etc.). Et finalement, une fonction phatique, celle grâce
à laquelle le langage semble ne servir qu’à maintenir entre
des interlocuteurs une sensation de contact acoustique ("Allô !…")
ou de contact psychologique de proximité agréable dans le bavardage
social à vide ou la conversation d’amoureux, diseurs de riens,
par exemple.
Quoi qu’il en soit de la réalité linguistique ou psychologique
de certaines au moins de ces différentes fonctions, tout le monde est
d’accord sur ce point : la fonction communicative est la fonction
première, originelle et fondamentale du langage, dont toutes les autres
ne sont que des aspects ou des modalités non nécessaires.
MOUNIN, Clefs pour la linguistique, Seghers, 1968, p. 79-80
Abbé FROMENT, 1756
Comme il n’y a qu’une grammaire dans le monde pour toutes les langues, parce qu’il n’y a qu’une logique pour tous les hommes, il ne faut pas être surpris de trouver dans une langue, quelque singulière qu’elle soit, les mêmes principes et les mêmes règles que dans les autres langues mais, outre ces principes communs et ces règles générales, chaque langue a ses tours propres et ses usages particuliers.
FROMENT, Réflexions sur les fondements de l’art de parler ou supplément à la grammaire générale et raisonnée, préface, Felix Locquin, 1845, p. 234
John R. SEARLE, 1969
Le principe selon lequel tout ce que l’on peut vouloir signifier peut
être dit, et que j’appellerai "principe d’exprimabilité",
est un principe important (…). Je l’expose ici brièvement,
en particulier parce qu’il est possible d’en donner une fausse interprétation,
ce qui le rendrait lui-même faux.
Il nous arrive bien souvent de vouloir en dire plus que nous ne disons effectivement.
Si l’on me demande "Est-ce que vous allez au cinéma ce soir",
je peux répondre "oui", mais il est bien évident, d’après
le contexte que ce que je veux signifier, c’est bien : "oui,
je vais au cinéma ce soir", et non pas "oui, il fait beau",
ou "oui l’important c’est la rose". De la même façon,
je pourrais dire "je viendrai", entendant donner par là une
promesse que je viendrai, comme cela serait le cas dans la phrase : "je
promets de venir" où j’exprime littéralement ce que
je veux signifier. Dans des exemples de ce genre, même si je ne dis pas
exactement tout ce que j’entends signifier, il reste que j’ai toujours
la possibilité de le faire ; et si jamais mon interlocuteur risque
de ne pas me comprendre, je peux toujours me servir de cette possibilité.
Mais il arrive bien souvent que je sois incapable d’exprimer exactement
ce que j'entends signifier, quand bien même je le voudrais, et cela, soit
parce que je ne maîtrise pas assez la langue dans laquelle je m’exprime
(si je parle en espagnol par exemple), soit, au pire, que la langue que j’utilise
n’a pas les mots ou les tournures qui me seraient nécessaires.
Cependant, même si je me trouve dans l’un ou l’autre de ces
deux cas, c’est-à-dire, dans l’impossibilité de fait
de dire exactement ce que je veux signifier, je peux toujours, en principe,
surmonter cette impossibilité. Je peux, en principe donc sinon en fait,
améliorer ma connaissance de la langue ou bien, procédé
plus radical, si, quelle que soit la langue utilisée, elle est inadéquate
pour l’usage que je veux en faire ou simplement ne dispose pas des moyens
qui me seraient nécessaires, je peux, toujours en principe, enrichir
cette langue en y introduisant de nouveaux termes ou de nouvelles tournures.
Toute langue dispose d’un ensemble fini de mots et de constructions syntaxiques
au moyen desquels nous pouvons nous exprimer, mais si une langue donnée,
ou même toute langue quelle qu’elle soit, oppose à l’exprimable
une limite supérieure, s’il y a des pensées qu’elle
ne permet pas d’exprimer, c’est là un fait contingent, et
non une vérité nécessaire.
Nous pourrions formuler ce principe de la façon suivante : pour
toute signification X, et pour tout locuteur L, chaque fois que L veut signifier
(a l’intention de transmettre, désire communiquer, etc.) X, alors
il est possible qu’il existe une expression E telle que E soit l’expression
exacte ou la formulation exacte de X. Ceci peut être représenté
de la façon suivante : (L) (X) (L veut signifier XP--3E) (E est
l’expression exacte de X).
Deux erreurs d’interprétation de ce principe sont possibles, et
pour les éviter il faut insister sur le fait que le principe d’exprimabilité
n’implique aucunement qu’il soit toujours possible de trouver ou
d’inventer une expression dont la forme produira sur les interlocuteurs
tous les effets recherchés. Tels sont par exemple, les effets littéraires
ou poétiques, les émotions, les croyances, etc. Il faut savoir
distinguer ce qu’un locuteur a l’intention de signifier de certains
types d’effets qu’il cherche à produire sur ses auditeurs.
(…)
D’autre part, le principe d’exprimabilité n’implique
pas non plus que tout ce qui peut être dit puisse être compris par
d’autres ; car cela exclurait la possibilité d’avoir
un langage à soi, un langage qui soit logiquement incompréhensible
pour tout autre que celui qui le parle.
SEARLE, Les Actes de langage, trad. Hélène Pauchard, Hermann, 1972, p. 55-57
Noam CHOMSKY
[Selon J.R. SEARLE, la communication est la fonction essentielle du langage ; cette fonction détermine la structure du langage ; on ne peut pas étudier la structure du langage indépendamment de cette fonction de communication.
Selon N. CHOMSKY, le langage est fondamentalement système d’expression de la pensée. On peut étudier la structure du langage indépendamment de sa fonction de communication.]
Pour (…) [Searle]* une "conception sensée
du langage humain" revient en gros à ceci :
La fonction du langage est la communication comme la fonction du cœur est
de pomper le sang. Dans les deux cas, il est possible d’étudier
la structure indépendamment de la fonction, mais il serait malvenu et
sans intérêt de le faire, puisqu’il est évident qu’il
y a interaction entre la structure et la fonction. Nous communiquons principalement
avec les autres mais aussi avec nous-mêmes, comme lorsque nous nous parlons
ou que nous verbalisons notre pensée pour nous-mêmes.
Le langage est le système de communication par excellence et il est "singulier
et excentrique" de vouloir à tout prix étudier la structure
du langage indépendamment de sa fonction de communication.
(…) Je dois tout d’abord préciser que j’ai toujours
rejeté certaines des positions que m’attribue Searle. Ainsi, je
n’ai jamais dit qu’"il n’y a pas de lien intéressant"
entre la structure du langage et "sa fonction", y compris la fonction
de communication ; je n’ai pas non plus "supposé arbitrairement"
que l’emploi et la structure ne s’influencent pas. (…) Il
y a certainement des liens significatifs entre la structure et la fonction ;
cela n’est pas douteux et ne l’a jamais été. De plus,
je ne pense pas que "ce qui est essentiel dans les langues (…) est
leur structure". J’ai souvent décrit ce que j’appelle
"l’utilisation créative du langage" comme une caractéristique
essentielle, non moins importante que les propriétés structurales
distinctives.
Il affirme que le langage a une "fonction essentielle", la communication,
et il considère comme contraire au bon sens et invraisemblable que je
m’oppose à cette affirmation. Il est difficile d’argumenter
sur le bon sens. Il existe effectivement une tradition tout à fait respectable,
(…) qui considère comme une déformation grossière
la "conception instrumentaliste" selon laquelle le langage est "fondamentalement"
un moyen de communiquer ou de parvenir à certaines fins. Le langage est,
selon elle, "fondamentalement" un système d’expression
de la pensée. Je suis d’accord, sur le fond, avec cette idée.
Mais, à mon avis, l’enjeu de cette discussion est mince, puisque,
chez Searle, le concept de "communication" inclut la communication
avec soi-même, c’est-à-dire la pensée verbalisée.
Nous pensons aussi sans verbaliser, j’en suis sûr — c’est
en tout cas ce que semble montrer l’introspection. Mais dans la mesure
où nous utilisons le langage pour communiquer avec nous-mêmes,
nous ne faisons qu’exprimer nos pensées, et la distinction entre
les deux conceptions exposées par Searle tombe. J’admets donc avec
Searle qu’il y a un lien essentiel entre le langage et la communication,
si l’on prend "communication" au sens large – ce qui me
paraît être une initiative malencontreuse, car la notion de "communication"
est alors vidée de son caractère essentiel et intéressant.
Mais je reste sceptique lorsqu’il soutient qu’il existe un lien
essentiel entre le sens et les actes de langage (…). Examinons l’affirmation
de Searle selon laquelle il est "absurde et malvenu" d’étudier
la structure du langage "indépendamment de sa fonction". (…)
Pour reprendre sa comparaison, il ne fait pas de doute que le physiologiste
qui étudie le cœur accordera une certaine attention au fait qu’il
pompe le sang. Mais il étudiera aussi la structure du cœur et l’origine
de cette structure chez l’individu et dans l’espèce, sans
faire d’hypothèses dogmatiques sur la possibilité d’"expliquer"
cette structure en termes fonctionnels.
CHOMSKY, Réflexions sur le langage, trad. J.C. Milner, B. Vautherin,
et P. Fiala, Maspéro, 1977, p.71-75
* John R. Searle, professeur de philosophie à l’université
de Californie, Berkeley, U.S.A.
Noam CHOMSKY
Toutes les langues humaines sont conformes à la grammaire universelle
(G. U.)
La grammaire est un système de règles et de principes déterminant
les propriétés formelles et sémantiques des phrases. On
utilise la grammaire, en interaction avec d’autres mécanismes mentaux,
pour parler et comprendre une langue. (…)
Définissons la "grammaire universelle" (Gu) comme le système
des principes, des conditions et des règles qui sont des éléments
ou des propriétés de toutes les langues humaines, pas simplement
par accident, mais par nécessité – nécessité
biologique et non logique, évidemment. Ainsi on peut considérer
que GU exprime l’"essence du langage humain". Gu ne variera
pas selon les individus. Elle spécifiera l’état auquel aboutit
l’apprentissage du langage quand celui-ci se fait avec succès.
L’objet de l’apprentissage, la structure cognitive acquise, aura
les propriétés de GU, tout en possédant aussi d’autres
propriétés, des propriétés contingentes. Toutes
les langues humaines seront conformes à GU ; leurs différences
tiendront à ces propriétés contingentes. (…) Gu définira
des propriétés phonétiques, sémantiques et structurales.
On peut prévoir que, dans tous ces domaines, GU imposera des conditions
limitant considérablement la diversité des langues.
CHOMSKY, Réflexions sur le langage, trad. J.C. Milner, B. Vautherin et P. Fiala, Maspero, 1977, p. 40-41
Benjamin Lee WHORF, 1966
On s’aperçut que l’infrastructure linguistique (autrement
dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement "l’instrument"
permettant d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait
bien plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité
mentale de l’individu, traçait le cadre dans lequel s’inscrivaient
ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit
avait enregistré. La formulation des idées n’est pas un
processus indépendant, strictement rationnel dans l’ancienne acception
du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée
et diffère de façon très variable d’une grammaire
à l’autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées
par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons
du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels,
s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur.
Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique
d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en
grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé.
Nous procédons à une sorte de découpage méthodique
de la nature, nous l’organisons en concepts, et nous lui attribuons telles
significations en vertu d’une convention qui détermine notre vision
du monde, – convention reconnue par la communauté linguistique
à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles
de notre langue. Il s’agit bien entendu d’une convention non formulée,
de caractère implicite, mais ELLE CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous
ne sommes à même de parler qu’à la condition expresse
de souscrire à l’organisation et à la classification des
données, telles qu’elles ont été élaborées
par convention tacite.
Ce fait est d’une importance considérable pour la science moderne,
car il signifie qu’aucun individu n’est libre de décrire
la nature avec une impartialité absolue, mais qu’il est contraint
de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand
il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins
dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé
avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre
eux de profondes différences. Jusqu’ici aucun linguiste ne s’est
trouvé dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous
amène à tenir compte d’un nouveau principe de relativité,
en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous
les observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même
représentation de l’univers, à moins que leurs infrastructures
linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque
sorte normalisées. (…)
On aboutit ainsi à ce que j’ai appelé le "principe
de relativité linguistique", en vertu duquel les utilisateurs de
grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations
et à des types d’observations différents de faits extérieurement
similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant
qu’observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque
peu dissemblables. (…) À partir de chacune de ces visions du monde,
naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique
explicite, du fait d’une spécialisation plus poussée des
mêmes structures grammaticales qui ont engendré la vision première
et implicite. Ainsi l’univers de la science moderne découle d’une
rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes
occidentales. Évidemment, la grammaire n’est pas la CAUSE de la
science, elle en reçoit seulement une certaine coloration. La science
est apparue dans ce groupe de langues à la suite d’une série
d’événements historiques qui ont stimulé le commerce,
les systèmes de mesure, la fabrication et l’invention technique
dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes.
WHORF, Linguistique et anthropologie, trad. Claude Carme, Denoël,
1969, p.125-126, 139
Jean BEAUFRET
Ici la parole ne désigne rien. Elle ne décrit pas davantage. Mais
le poète montre sans décrire, il évoque sans désigner
"selon le jeu de la parole". Ainsi parle un autre poète qui
demeure, lui aussi, encore à entendre. Il ose alors nous dire, "voix
étrange" à son tour : "Je dis une fleur !
et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en
tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève,
idée même et suave, l’absente de tous bouquets. Et
Heidegger, comme en écho à Mallarmé : "Quelle
présence est plus haute, celle que le nom appelle ou celle qui est devant
nous ?" Ainsi la parole, même réduite à un seul
nom, loin d’être au service de l’information, est poème
essentiellement. La linguistique ne la prend qu’au niveau de l’information.
À quoi Mallarmé répondait d’avance : "Narrer,
enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun
suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de
prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce
de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel
reportage dont, la littérature exceptée ; participe tout
entre les genres d’écrits contemporains." Ce que cependant
Mallarmé ne dit pas explicitement, tant son affaire est de conquérir
dans la parole le niveau de la poésie, c’est que ce qu’il
nomme "l’emploi élémentaire du discours" n’est
qu’un affaissement de la parole. Mais Heidegger nous le dit à propos
de Trakl : "La parole du poète n’est pas une exaltation
mélodique du parler courant. Renversons la proposition. C’est bien
plutôt celui-ci qui n’est plus qu’un poème oublié,
fatigué par l’usage, et d’où à peine encore
se laisse entendre un appel." (…)
Désigner une chose ne devient l’affaire de la langue qu’à
son plus bas degré, celui que la linguistique détermine scientifiquement
par sa représentation de la langue comme système de signes.
BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, III, Éditions de Minuit, 1974, p. 77-78, 87
Jacques LACAN, 1953
On voit donc l’antinomie immanente aux relations de la parole et du langage.
À mesure que le langage devient plus fonctionnel, il est rendu impropre
à la parole, et à nous devenir trop particulier il perd sa fonction
de langage. (…) Par une antinomie inverse, on observe que plus l’office
du langage se neutralise en se rapprochant de l’information, plus on lui
impute de redondances. Cette notion de redondances a pris son départ
de recherches d’autant plus précises qu’elles étaient
plus intéressées, ayant reçu leur impulsion d’un
problème d’économie portant sur les communications à
longue distance et, notamment, sur la possibilité de faire voyager plusieurs
conversations sur un seul fil téléphonique ; on peut y constater
qu’une part importante du médium phonétique est superflue
pour que soit réalisée la communication effectivement cherchée.
Ceci est pour nous hautement instructif, car ce qui est redondance pour l’information,
c’est précisément ce qui, dans la parole, fait office de
résonance.
Car la fonction du langage n’y est pas d’informer mais d’évoquer.
Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre.
Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question.
LACAN, Fonction et champ de la parole et du langage, in Écrits, Le Seuil, 1966, p. 298
Pierre BOURDIEU
La question naïve du pouvoir des mots est logiquement impliquée
dans la suppression initiale de la question des usages du langage, donc des
conditions sociales d’utilisation des mots. Dès que l’on
traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation radicale
que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe,
entre la science de la langue et la science des usages sociaux de la langue,
on se condamne à chercher le pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire
là où il n’est pas ; en effet, la force d’illocution
des expressions (illocutionary force) ne saurait être trouvée
dans les mots mêmes, comme les "performatifs", dans lesquels
elle est indiquée – ou mieux représentée
– au double sens. Ce n’est que par exception – c’est-à-dire
dans les situations abstraites et artificielles de l’expérimentation-
que les échanges symboliques se réduisent à des rapports
de pure communication et que le contenu informatif du message épuise
le contenu de la communication. Le pouvoir des paroles n’est autre chose
que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles
– c’est-à-dire, indissociablement, la matière de son
discours et sa manière de parler - sont tout au plus un témoignage
et un témoignage parmi d’autres de la garantie de délégation
dont il est investi. (…) [p. 103-104]
Essayer de comprendre linguistiquement le pouvoir des manifestations linguistiques,
chercher dans le langage le principe de la logique et de l’efficacité
du langage d’institution, c’est oublier que l’autorité
advient au langage du dehors, comme le rappelle concrètement le skeptron
que l’on tend, chez Homère, à l’orateur qui va prendre
la parole. (…) [p. 105]
La tentative d’Austin pour caractériser les énoncés
performatifs doit ses limites, et aussi son intérêt, au fait qu’il
ne fait pas exactement ce qu’il croit faire, ce qui l’empêche
de le faire complètement : croyant contribuer à la philosophie
du langage, il travaille à la théorie d’une classe particulière
de manifestations symboliques dont le discours d’autorité n’est
que la forme paradigmatique et qui doivent leur efficacité spécifique
au fait qu’elles paraissent enfermer en elles-mêmes le
principe d’un pouvoir résidant en réalité dans les
conditions institutionnelles de leur production et de leur réception.
La spécificité du discours d’autorité (cours professoral,
sermon, etc.) réside dans le fait qu’il ne suffit pas qu’il
soit compris (il peut même en certains cas ne pas l’être
sans perdre son pouvoir), et qu’il n’exerce son effet propre qu’à
condition d’être reconnu comme tel. Cette reconnaissance
– accompagnée ou non de la compréhension – n’est
accordée, sur le mode du cela va de soi, que sous certaines conditions,
celles qui définissent l’usage légitime : il doit être
prononcé par la personne légitimée à le prononcer,
le détenteur du skeptron, connu et reconnu comme habilité
et habile à produire cette classe particulière de discours, prêtre,
professeur, poète, etc. ; il doit être prononcé dans
une situation légitime, c’est-à-dire devant les récepteurs
légitimes (on ne peut pas lire une poésie dadaïste à
une réunion du Conseil des ministres) ; il doit enfin être
énoncé dans les formes (syntaxiques, phonétiques, etc.)
légitimes. (…) [p. 111]
L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que dans
la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l’exerce
comme fondé à l’exercer ou, ce qui revient au même,
s’oublie et s’ignore, en s’y soumettant, comme ayant contribué,
par la reconnaissance qu’il lui accorde, à la fonder. [p. 119]
BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 103-119
Denis DIDEROT, vers 1765
Je crois que nous avons plus d’idées que de mots. Combien de choses
senties, et qui ne sont pas nommées ! De ces choses, il y en a sans
nombre dans la morale, sans nombre dans la poésie, sans nombre dans les
beaux-arts. J’avoue que je n’ai jamais su dire ce que j’ai
senti dans L’Andrienne de Térence et dans la Vénus
de Médicis. C’est peut-être la raison pour laquelle
ces ouvrages me sont toujours nouveaux. On ne retient presque rien sans le secours
des mots, et les mots ne suffisent presque jamais pour rendre précisément
ce que l’on sent.
DIDEROT, Pensées détachées sur la peinture, Garnier Frères, 1877, T. XII, p. 77.
Henri BERGSON, 1888.
Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour,
cette haine reflètent sa personnalité tout entière. Cependant
le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous
les hommes ; aussi n’a-t-il pu fuser que l’aspect objectif
et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent
l’âme. (…) Mais de même qu’on pourra intercaler
indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais
combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par
cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces
idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons
à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la
pensée demeure incommensurable avec le langage.
BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, P.U.F., 1946, p. 123-124
Etienne GILSON, 1969
L’existence d’une pensée non parlée
semble attestée par l’observation intérieure. La pensée
est antérieure à la parole d’une antériorité
à la fois de temps et de causalité. Cette antériorité
de temps peut être plus ou moins longue. Bien souvent elle est si courte
qu’on la prendrait pour une quasi-simultanéité, mais même
alors, ce que je désire me dire à moi-même ou dire aux autres
est quelque chose qui n’a pas encore été dit. On en parle
comme d’une chose, bien que ce ne soit peut-être pas réellement
une chose, disons donc si l’on veut que cet x, qui n’a pas encore
été dit, doit être de quelque manière présent
à ma pensée, autrement je ne pourrais pas essayer de le dire.
Si j’en fais prématurément l’essai, je m’aperçois
aussitôt que "ce n’est pas ce que je voulais dire". C’est
ce qu’on appelle "chercher une idée". L’idée
en question peut être un souvenir qui momentanément nous échappe,
ou ce peut être une notion que nous sentons présente à la
pensée bien que pour le moment, elle refuse de faire surface et d’émerger
des profondeurs de l’esprit ; de toute façon nous savons qu’elle
est déjà là. Elle l’est si assurément que
nous la reconnaîtrons aussitôt dès qu’elle aura reparu
et que jusqu’à ce moment-là, nous rejetons tous les autres
souvenirs qui tenteraient de se faire accepter à sa place.
Cette sorte de pensée antérieure à tout logos, même
intérieur, est ce que nous pensons comme un "encore à dire",
soit parce que, jusqu’à présent, cela n’a pas encore
été dit, soit parce que nous éprouvons le désir
de le dire une fois encore, plus explicitement ou sous une forme différente,
afin de nous mieux assurer de ce que nous pensons.
GILSON, Linguistique et philosophie, Vrin, 1969 p. 123-124.
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Un exemple d'invention poétique, frappante par ses néologismes, de Henri Michaux :
Le grand combat
Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupéte jusqu'à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres le Grand Secret.
Henri MICHAUX, Qui je fus, Gallimard, 1927
Autre exemple où le poète joue avec les mots :
Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l’amour eut la mer pour berceau
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
Pierre de Marboeuf (1628. Ce fut un condisciple de Descartes à La Flèche)